Un portrait recto et verso d’un technocrate accompli
Raoul Dautry se distingue parmi les « patrons du rail » de l’entre-deux-guerres tant par sa forte personnalité que par sa gestion innovante au Nord puis au réseau de l’État. Pionnier de la communication – interne comme externe –, il fait classer par sa secrétaire ses innombrables discours, papiers et articles. La richesse de ces archives permet d’illustrer la face brillante d’un adepte de la rationalisation, prompt à diriger efficacement toute institution, entreprise ou ministère, à innover avec succès au plan social. Mais on décèle aussi un autre personnage qu’attire un pouvoir autoritaire, de type technocratique… À défaut d’être roi, Dautry jouera au conseiller du prince…
Paru en 1953, le Supplément au Larousse du XXe siècle en six volumes consacre une notice biographique à Raoul Dautry, décédé deux ans plus tôt. À côté d’un portrait bien senti – « il laissa le souvenir d’un conducteur d’hommes et d’un organisateur exceptionnel » –, le lecteur peut notamment lire ceci quant à sa carrière de cheminot : « Appelé en 1928 à la direction générale des Chemins de fer de l’Est (sic), dont la gestion déficitaire donnait lieu à de très vives critiques, il fit passer un souffle nouveau dans la Compagnie et remporta un succès total. Président de l’Aéropostale, vice-président de la Compagnie générale transatlantique, conseiller technique de la présidence du Conseil, président de la Conférence des directeurs des grands réseaux, il transforma complètement les grandes compagnies de chemins de fer (sic), et prépara leur regroupement dans la Société nationale des chemins de fer français (sic), dont il devint directeur général en 1936 (sic). » Si tant d’attributs aussi flatteurs, tant d’erreurs à répétition peuvent questionner le sérieux d’une maison d’édition fort réputée, du moins il ressort qu’à peine mort, Dautry, démiurge du Rail, entre déjà dans la mythologie des temps modernes. Une importante thèse lui sera plus tard consacrée par Rémi Baudouï, résumée en un livre fort intéressant, mais suivie peu après par un ouvrage hagiographique. Plusieurs articles d’Historail ont déjà évoqué le personnage, son parachutage en 1928 à la tête du réseau de l’État, la rénovation des gares qu’il y accomplit . Reprenons le début de cette aventure.
Un polytechnicien de bas rang
Sur l’enfance et la scolarité de Raoul Dautry, Rémi Baudouï a écrit des pages neuves décisives. Né en 1880 à Montluçon d’un milieu très modeste, orphelin à trois ans, mais soutenu par sa tante et toujours épaulé par ses enseignants, l’autodidacte, assoiffé par une curiosité profonde de connaissances livresques, porté à la réflexion méditative sur les hommes et les choses, à l’issue d’un brillant cursus scolaire, intègre Polytechnique en 1900. Si à sa sortie, son rang moyen lui vaut d’être affecté dans le Génie, cette réussite marquera le responsable cheminot, toujours sensible à la condition humaine, aux handicaps sociaux de la naissance, mais certain que par sa volonté et l’effort, tout individu peut s’élever pour peu qu’il soit encouragé et soutenu. En entrant en 1903 à la Compagnie du Nord, Dautry va se retrouver dans une compagnie en profonde résonance avec ses conceptions en matière de gestion et de politique des cadres. Sur le réseau des Rothschild, le plus prospère, on juge plus les chefs à l’épreuve du terrain qu’en fonction de leurs diplômes et le « système intensif » d’exploitation promu par le dirigeant Sartiaux mobilisant assez pragmatiquement un certain nombre de « ficelles », laisse toute sa place aux initiatives autonomes des ingénieurs dispersés sur tout le réseau. Sous la houlette de Sartiaux de 1889 à 1917, puis de Javary de 1917 à 1933, « l’École du Nord » cultive l‘efficacité technique et la rationalité économique, et la philanthropie pratiquée abrite toujours un calcul sous-jacent intéressé, comme on le verra plus loin.
Durant la Grande Guerre, la révélation d’un « chef »